Une fois encore, le principe selon lequel l’Europe n’avance que sous l’effet des crises est en train de se vérifier. Alors que le secteur spatial européen traverse l’une des passes les plus difficiles de son histoire, les Etats membres de l’Agence spatiale européenne (ESA) ont su faire preuve, lors du sommet de Séville, les 6 et 7 novembre, d’un sursaut salvateur pour tenter de sortir de l’ornière. En modifiant radicalement son organisation et en ouvrant son marché à davantage de concurrence, l’Europe spatiale opère un changement de paradigme essentiel. Néanmoins, ce virage n’est qu’une étape pour que l’Union européenne (UE) maîtrise pleinement son destin dans ce domaine.
La situation exigeait une réaction urgente sans laquelle l’Europe était promise à une relégation irrémédiable, au moment où la course à l’espace bat son plein. Privée de lanceur depuis des mois en raison des retards à répétition d’Ariane-6 et de l’échec temporaire de la fusée italienne Vega-C, surclassée par la société SpaceX d’Elon Musk, l’ESA était dans une impasse. En à peine huit ans, les fusées Falcon 9 de SpaceX ont effectué autant de lancements qu’Ariane-5 en vingt-sept ans, et l’écart de performance entre les deux modèles ne cesse de se creuser.
L’accord obtenu à Séville est un compromis sur fond de rivalités franco-allemandes. La partie française peut se satisfaire d’avoir sécurisé le financement de l’exploitation d’Ariane-6 pour les prochaines années, en échange d’efforts de réduction de coûts. La contrepartie obtenue par les Allemands consiste à ouvrir le marché des lanceurs à la concurrence. La bascule est majeure, mais pas inédite : la NASA avait opéré le même aggiornamento il y a quinze ans, aboutissant au succès de SpaceX.
Emergence du new space
Ce choix conduit à tourner en douceur la page de la règle dite « du retour géographique », devenue une source de lourdeurs et de coûts au moment où l’écosystème de l’industrie spatiale connaît une profonde mutation avec l’émergence du new space. Jusqu’à présent, chaque pays contributeur au budget de l’ESA pouvait récupérer sous forme de contrats attribués à son industrie un montant équivalent à sa contribution, même si elle n’était pas la plus performante dans son domaine. L’organisation d’une compétition est censée donner davantage de réactivité et d’efficacité à l’industrie spatiale européenne.
Parallèlement, l’ESA a également obtenu le feu vert pour lancer un appel d’offres pour un vaisseau spatial de transport de marchandises pouvant effectuer la navette entre la Terre et une orbite basse. Ce sera aux entreprises du secteur de définir leur propre projet et de lever les fonds auprès d’investisseurs privés dans le cadre fixé par l’agence européenne. Faute de moyens propres, celle-ci était condamnée à l’immobilisme en matière d’exploration spatiale. La solution des appels d’offres ouvre de nouvelles perspectives, y compris à terme celle d’un vol habité.
Bien que tardive, la prise de distance avec un modèle à bout de souffle arrive au moment où la maîtrise de l’espace est devenue une question de souveraineté dans un monde de plus en plus conflictuel, dans lequel la compétition technologique est exacerbée. Ce contexte imposera également à terme une évolution de la prise de décision au sein de l’Europe spatiale. L’UE ne peut pas rester un simple client parmi d’autres (Suisse, Royaume-Uni, Norvège) de l’ESA. Elle doit être capable de prendre en main son destin spatial pour assurer sa souveraineté. Cette ambition passe nécessairement par un changement de gouvernance, qui reste à accomplir.