Un siècle. C’est le temps qu’il faudrait, au rythme actuel du développement de la recherche africaine, pour que les femmes scientifiques du continent soient à parité avec leurs homologues masculins, d’après la projection du rapport 2023 du Forum économique mondial sur les inégalités de genre dans le monde.
Si le Maghreb continue sa progression et que l’Afrique du Sud s’approche de l’égalité, depuis plusieurs années le nombre de chercheuses plafonne, sur le reste du continent, à environ un tiers, alerte l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Comme en Afrique subsaharienne, qui peine à faire sa révolution copernicienne avec 96 chercheurs, hommes et femmes, par million d’habitants en 2021 (contre 93 en 2015). A titre de comparaison, l’Afrique du Nord en compte 771 ; la France, près de 5 000.
Et l’Afrique ne fait pas exception à ce que l’Unesco qualifie de syndrome du « tuyau percé » dans son « Rapport sur la science, vers 2030 » : alors que les femmes sont plus nombreuses que les hommes (53 %) à obtenir un diplôme de master, elles ne sont plus que 43 % à se lancer dans un doctorat et à peine plus d’un quart (28 %) à devenir chercheuses.
Pourtant, les scientifiques africaines ne sont pas moins au rendez-vous des énormes défis que traverse l’humanité. Maladies infectieuses et non transmissibles, pharmacologie, génétique, accès à l’eau, réchauffement climatique, énergies renouvelables, intelligence artificielle, agriculture, biodiversité, ingénierie, astronomie, mathématiques, finance : on les retrouve dans les domaines de recherche les plus pointus. Elles représentent même désormais 35 % des doctorants dans les domaines des sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (STEM).
C’est pour accélérer le changement que l’Unesco et la Fondation L’Oréal, qui décernent chaque année depuis 2010 le Prix femmes et sciences en Afrique subsaharienne à vingt scientifiques du continent, ont décidé cette année d’augmenter le nombre de bénéficiaires. Elles sont donc trente jeunes femmes, du Cap-Vert à l’île Maurice, en passant par le Sénégal, le Ghana, le Bénin, le Nigeria, le Cameroun, le Tchad, l’Ethiopie, l’Ouganda, le Rwanda, le Kenya, la Tanzanie, la Zambie, le Botswana, le Lesotho, le Zimbabwe, le Mozambique et Madagascar, à être récompensées pour l’excellence de leurs recherches, jeudi 9 novembre à Kasane, au Botswana. Un prix assorti de 10 000 euros pour les doctorantes et de 15 000 euros pour les postdoctorantes, qui leur permet d’affermir leur situation tant économique qu’intellectuelle.
Un « parcours de la combattante »
« Nous avons décidé d’élargir ce prix, car le progrès est trop lent, explique Alexandra Palt, directrice de la fondation. C’est un message envoyé au monde : l’avenir est à la science et la science est aux femmes. Mais, quand on a gagné la bataille d’être devenue une scientifique, la guerre n’est pas finie. En Afrique encore moins qu’ailleurs. Les Africaines cumulent tant d’obstacles pour y arriver. Le parcours de la combattante continue après le doctorat, alors qu’elles devraient se sentir arrivées. »
Si les lauréates témoignent toutes d’un soutien puissant de leur famille, elles racontent aussi leur lutte quotidienne contre les stéréotypes de genre, les pesanteurs sociales qui les rappellent à la maternité et au foyer, le défaut d’information sur les carrières scientifiques, le manque de moyens pour mener leurs recherches qui oblige parfois à les interrompre, le harcèlement sexuel qui agit comme un chantage à la réussite et peut mettre en péril leur carrière.
Depuis 2018, l’Unesco et la Fondation L’Oréal proposent donc à chaque promotion une semaine de formation dans la foulée de la cérémonie afin de mieux les armer pour réussir cette course d’obstacles. « C’est vraiment un moment libérateur pour nombre d’entre elles, témoigne Alexandra Palt, qui peut leur faire gagner des années. » Réunies en petits groupes pour favoriser les échanges et la prise de parole, elles vont être initiées au leadership, à la négociation – notamment sur le salaire, mais aussi pour trouver des crédits de recherche −, à la communication pour mieux valoriser leur travail auprès des décideurs et des médias, au management et au harcèlement. L’occasion, aussi, de sortir d’un certain isolement et de nouer des liens professionnels autant qu’amicaux.
« La formation sur le harcèlement a été très importante pour moi, se souvient Awa Bousso Dramé, doctorante du cru 2022, chercheuse en intelligence artificielle appliquée aux sciences géospatiales pour la surveillance des côtes en Afrique de l’Ouest. C’est un tabou très insidieux à démontrer sur le plan académique, car nous évoluons dans un système où la domination masculine fait des dégâts. J’ai compris que, si nous sommes organisées en réseau, dès l’instant où l’on touche à Awa, ce sont 10 000 Awa qui peuvent réagir. Les hommes y réfléchiront à deux fois avant d’avoir des propos désobligeants, de harceler sexuellement ou de discréditer. »
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« Quant à la partie négociation, poursuit la Sénégalaise, j’en suis ressortie renforcée. J’y ai appris à négocier des contrats de financement qui ne me lient pas les mains, mais me permettent, au contraire, de maîtriser ma trajectoire de recherche en préservant mon indépendance. »
Intégrer les sphères de décision
Indépendance, information, autonomisation sont les clés d’une « stratégie d’encerclement » pour que ces doctorantes et postdoctorantes, choisies cette année parmi 632 candidates, puissent apporter leur contribution à la science et intégrer les sphères de décision. Car, toutes en sont persuadées, « la science se nourrit de diversité. Plus nous serons inclusifs, plus vite nous résoudrons les problèmes de l’Afrique par l’Afrique et pour l’Afrique », synthétise la Kényane Cheryl Kerama, lauréate 2023 et postdoctorante à l’Institut de recherches clinique KAVI de Nairobi, récompensée pour la découverte de gènes responsables de la fibrose pulmonaire idiopathique, une maladie mortelle et aujourd’hui incurable : « En tant que mère et mentor, je veux aller audacieusement là où il n’est pas confortable d’aller. »
Et beaucoup d’entre elles s’investissent dans la sensibilisation des jeunes publics, conscientes de l’urgence à changer les mentalités sans attendre l’agir de leurs gouvernants. A l’instar de la Malgache Zara Randriamanakoto, l’une des rares astrophysiciennes africaines, lauréate en 2018, installée en Afrique du Sud. Spécialisée dans l’observation des amas stellaires au sein des galaxies, elle a créé l’association Ikala STEM et retourne régulièrement dans sa région natale pour partager sa passion du système solaire et susciter des vocations parmi les enfants les plus démunis.
A l’instar, aussi, d’Awa Bousso Dramé, qui a développé au sein de son institut Coastal & GeoSciences, créé à Dakar en 2022, le programme Genre et générations pour les sciences, technologie, ingénierie et mathématiques, qui couvre seize pays en Afrique de l’Ouest et accompagne déjà 150 filles âgées de 15 à 25 ans dans leur parcours scientifique en leur attribuant une femme mentor. « Avoir plus de femmes chercheuses est un enjeu énorme si l’on veut peser, explique-t-elle. Pour atteindre une masse critique, on doit orienter les filles dès le primaire. Elles sont très friandes de ces domaines, mais n’ont pas accès à l’information. On leur explique donc les cursus possibles, comment trouver l’argent et bâtir leur trajectoire d’études. »
Chemin faisant, ces chercheuses deviennent des modèles pour des générations de fillettes, comme d’autres avant elles leur ont permis de s’autoriser à passer du rêve à la réalité. Francine Ntoumi est de celles-là. La biologiste congolaise, récompensée par de nombreuses distinctions internationales prestigieuses et le prix Kwame-Nkrumah de l’Union africaine pour ses recherches sur le paludisme, a été la première parmi les chercheurs de son pays à publier dans la revue Science, en 2011. Elle s’amuse aujourd’hui de figurer dans les manuels scolaires et a développé, il y a dix ans, à Brazzaville, le programme Femmes et Sciences qui attribue dix bourses chaque année, dont une spécifique « mère et scientifique », à des étudiantes des deux Congos, du Cameroun, du Tchad, de Centrafrique et du Gabon, « encore trop peu compétitifs et sous-représentés dans la recherche », explique-t-elle.
Mais c’est en visitant les écoles et en ouvrant aux adolescentes les laboratoires de la Fondation congolaise pour la recherche médicale, qu’elle a créée en 2008 sur le modèle de l’Institut Pasteur de Paris, que la chercheuse a vraiment mesuré l’importance de la communication. « Malgré mon long parcours, j’avais sous-estimé la puissance du modèle que nous pouvons être. C’est dans le regard des filles, et des garçons, insiste-t-elle, mais aussi de leurs parents, qu’on comprend qu’avoir réussi leur donne le courage d’y aller. Que faire de la recherche de qualité en Afrique est possible. C’est un levier de changement très puissant. »
Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation L’Oréal.
Des modèles d’exception pour les jeunes générations
A feuilleter, en accès libre sur Internet, le bel ouvrage de Liz Nganga Earth, Oceans and Skies. Insights from Selected, Outstanding African Women Scientists (non traduit) présente le profil sensible d’une trentaine d’Africaines d’exception qui ont fait avancer la science sur leur continent et au-delà. L’autrice britannique d’origine kényane, également femme de sciences, a pris le parti de s’écarter du mode de récit traditionnel qui « fabrique » des personnages plus « grands que nature » et « occulte souvent l’excitation de la découverte ». Le livre, édité par la Commission des Nations unies pour l’Afrique, fait donc la part belle aux scientifiques elles-mêmes, qui retracent leur parcours avec beaucoup de simplicité et de proximité mais n’hésitent pas à « héroïser » la science, qui occupe toute leur vie, pour donner envie aux fillettes de retrousser leurs manches et de croire en leur rêve. Des modèles au sens noble.