A l’entrée des bourgs et des villages, il n’est pas rare de voir le panneau de la commune retourné, trace d’un mouvement lancé fin novembre par le syndicat Jeunes Agriculteurs du Tarn pour dénoncer l’inflation des normes sanitaires et environnementales, qui a mis leur secteur cul par-dessus tête. C’en est fini de ces opérations aux faux airs de monôme estudiantin. Partout en France, éleveurs, céréaliers, maraîchers et viticulteurs, « bio » ou « tradi », ont bloqué routes et autoroutes, déversé des tonnes de fumier devant les préfectures, des permanences d’élus, des hypermarchés ou des bureaux de l’Office français de la biodiversité. Un « siège » de Paris menace. Des commentateurs pressés et friands de clichés pseudo-historiques flairent déjà des « jacqueries »…
A-t-on mesuré, dans les administrations parisiennes et territoriales, comme au sein des ONG de l’environnement, la détresse et la colère d’agriculteurs qui mènent un combat existentiel pour certains ?
En quelques années, contraintes économiques et fléaux météo se sont abattus sur les campagnes : hausse des taux d’intérêt, flambée des prix de l’énergie, des intrants et de l’alimentation animale ; pression des industriels et de la grande distribution, balayant les lois EGalim censées leur garantir un revenu décent ; épizooties, concurrence de pays aux règles sanitaires plus souples et fluctuation des cours mondiaux ; sécheresses et rationnement de l’eau. Le tout sur fond d’inflation de normes qui brident leur activité et les astreignent à une gestion chronophage de la « paperasse ».
Mais « l’histoire agricole française contemporaine s’est-elle jamais écrite autrement que sous le signe du “malaise” ? », rappellent les sociologues Bertrand Hervieu et François Purseigle dans Une agriculture sans agriculteurs. La révolution indicible (Presses de Sciences Po, 2022), un titre et un sous-titre qui en disent long sur les changements travaillant les campagnes à bas bruit et sur le déni opposé au lent effacement d’un acteur central dans un pays où la surface agricole moyenne (69 hectares) ne cesse d’augmenter : le chef d’une exploitation familiale à taille humaine.
Un secteur morcelé
A la faveur des lois d’orientation de 1960-1962, la figure immémoriale du paysan gardien de la nature a cédé la place à celle de l’agriculteur. Il est aisé de réécrire l’histoire pour fustiger son productivisme à la seule lumière des dégâts environnementaux. Il a aussi rempli, au-delà de toute espérance, la mission que lui avait assignée la France gaullienne : faire du pays une grande puissance agricole assurant enfin sa souveraineté alimentaire et exportant dans le monde entier.
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