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"Des revenus en moins" : la jachère obligatoire, symbole des crispations des agriculteurs

Depuis 2023, l’Union européenne exige qu’une partie des terres arables de chaque exploitation soit laissée en jachère en continu. Une mesure présentée par Bruxelles comme indispensable pour préserver la biodiversité, mais perçue par les agriculteurs comme une énième contrainte à satisfaire.

Les agriculteurs maintiennent la pression. Si de nombreux barrages routiers ont été levés pendant le week-end après de premières mesures annoncées par le Premier ministre Gabriel Attal, les syndicats agricoles ont continué à faire entendre leurs revendications lundi 29 janvier en bloquant pour la première fois des autoroutes de la région parisienne.

Car selon les syndicats – FNSEA, Jeunes agriculteurs (JA) et Coordination rurale en tête –, certaines demandes centrales n’ont pas été entendues. Parmi elles, supprimer les zones de non-traitement aux produits phytosanitaires, qui fixent des distances de sécurité près des habitations pour l’épandage de certains pesticides, mais aussi celle de supprimer l’obligation de mettre une partie des terres agricoles en jachère.

Dans le cadre de la politique agricole commune (PAC), les agriculteurs doivent respecter certaines conditions agro-environnementales pour pouvoir bénéficier d’aides européennes. Or, la nouvelle version du texte, qui porte sur la période 2023-2027, impose d’avoir continuellement 4 % des terres arables en « zone non productive ». En d’autres termes, d’arrêter d’exploiter une partie des parcelles.

« Nous demandons la suspension immédiate des 4 % de jachère, dès cette année », martelait ainsi Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA, dès mercredi 24 janvier sur France 2. « Plus de 800 millions de personnes menacées par l’insécurité alimentaire mondiale et l’on veut nous imposer 4 % de surfaces agricoles improductives ! », s’indignait-il.

Préserver la biodiversité

« Pour Bruxelles, l’ambition de cette mesure est avant tout de protéger la biodiversité en lui laissant une petite place protégée dans les exploitations », explique Aurélie Catallo, directrice du programme « Politiques agricoles et alimentaires » à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).

L’agriculture intensive est en effet considérée comme la cause principale de l’érosion de la biodiversité, alors même que cette dernière est indispensable, à terme, au maintien des activités agricoles.

Le secteur agricole s’est transformé ces cinquante dernières années, avec des exploitations de plus en plus grandes – passant de 21 hectares en 1970 à 69 hectares en 2020 en moyenne, selon les recensements –, un usage accru des pesticides et de moins en moins de polycultures.

En parallèle, la biodiversité s’est effondrée et les écosystèmes se sont dégradés dans les milieux agricoles. Les populations d’oiseaux ont diminué de 43 %, plus de 40 % des eaux de surface sont affectées par des pollutions et les sols sont de plus en plus détériorés, note un rapport parlementaire sur les dynamiques de la biodiversité dans les paysages agricoles publié le 24 janvier.

Or, « laisser une terre en repos est présentée par les scientifiques comme une façon efficace d’offrir des refuges pour la biodiversité », réitière Aurélie Catallo. « Et à cela vient s’ajouter des bienfaits agronomiques : laisser une terre en jachère permet aux sols de se régénérer et de regagner en fertilité. »

Disparités selon les exploitations

Historiquement, la technique était d’ailleurs abondamment utilisée, avant d’être abandonnée avec l’apparition des désherbants et des engrais chimiques. Elle a ensuite resurgi progressivement dans les années 1990, sans notion d’obligation.

La jachère était ainsi déjà mentionnée dans l’ancien texte de la PAC. Mais en 2023, Bruxelles a voulu se montrer plus ambitieuse, « en conditionnant la mise en place de ces refuges de la biodiversité aux aides et financements », poursuit la spécialiste de la PAC.

L’UE offre cependant deux options aux agriculteurs pour respecter cette règle des 4 % de zone non productive. « Dans cette catégorie rentre la jachère mais aussi toutes les infrastructures agroécologiques, comme les haies, les mares, les arbres, les murets », note Aurélie Catallo. « Un exploitant peut donc répondre à la demande de Bruxelles sans mettre une seule parcelle en jachère », insiste-t-elle.

Deuxième option : l’exploitant peut décider de n’avoir que 3 % de ses terres en « zone non productive ». Mais dans ce cas, il devra aussi réserver 4 % de son terrain à d’autres zones favorables à l’environnement, comme des cultures de légumineuses, qui fixent l’azote.

« En réalité, cette mesure aura ainsi un impact très différent selon les exploitations. Les élevages par exemple, avec des prairies et des haies, seront ainsi souvent d’emblée en conformité avec la réglementation. En revanche, les grandes exploitations de céréales, bien souvent avec des champs à perte de vue, seront obligées de s’y adapter et à court terme, la jachère sera peut-être la seule solution. »

« C’est une fausse solution »

Jusqu’ici, les exploitants avaient cependant pu laisser de côté cette problématique. En 2023, face à la guerre en Ukraine et des craintes pour la sécurité alimentaire mondiale que le conflit engendre, Bruxelles avait décidé d’accorder une dérogation aux agriculteurs pour leur permettre de produire plus. Cette mesure est cependant arrivée à échéance fin 2023 et, malgré la demande de certains États membres dont la France, l’UE refuse toute prolongation.

Sans surprise, dans un contexte plus général de frustration et de colère des agriculteurs, qui déplorent des normes européennes trop contraignantes, la question est devenue l’une de leur principale revendication.

« Mettre en jachère, ce sont des revenus en moins et des frais en plus dans un contexte déjà difficile », martèle ainsi Damien Brunelle, président de France Grandes Cultures, qui représente les grandes exploitations céréalières. « Moi, par exemple, j’ai une exploitation d’environ cent hectares. On veut donc m’empêcher d’en exploiter quatre. Non seulement cela veut dire que je perds les revenus de ces quatre hectares, mais, en plus, je dois toujours payer les frais de gestion de ces terres », déplore-t-il.

« Sans compter que je ne suis pas sûr des bienfaits écologiques. Pour mettre une terre en jachère, je vais devoir planter de l’herbe, avec un tracteur qui utilise du gasoil et je devrais utiliser ce même tracteur pour remettre la parcelle en état d’exploitation », plaide-t-il.

Quant à utiliser des techniques d’agroécologie ? « Là encore, ce sont des frais sans gain », s’exclame cet exploitant du nord de la France membre du syndicat Coordination rurale. « Une haie n’a de sens qu’autour de prairies ou de villages. Autour de grands champs céréaliers, elle n’a aucun intérêt, au contraire : il y a beaucoup moins de rendements autour de ces plantations ».

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Seule option viable, selon lui, la possibilité de consacrer ces terres à la plantation de légumineuses. « À condition qu’on puisse les traiter convenablement », nuance-t-il. Une impasse, là encore, Bruxelles refusant l’usage de pesticides sur ces zones.

Au-delà de la revendication, la plus grande frustration de Damien Brunelle semble politique. « Le ministre de l’Agriculture nous soutient. Plusieurs États de l’UE sont sur la même ligne, mais Bruxelles ne nous écoute pas », déplore-t-il. Et si le 26 janvier, Gabriel Attal a promis qu’Emmanuel Macron demanderait une dérogation d’une année supplémentaire lors du prochain Conseil européen, « à la fin, ce sera quand même Bruxelles qui décidera », conclut Damien Brunelle.

« Assurer un revenu digne à tous les agriculteurs »

« La seule façon de sortir de ces crispations entre sauvegarde de la biodiversité et agriculture est d’assurer un revenu digne à tous les agriculteurs », plaide de son côté Manon Meunier, députée LFI et corapporteuse de la mission parlementaire sur les dynamiques de la biodiversité dans les paysages agricoles.

« Tous les agriculteurs que nous avons interrogés sont conscients d’être aussi des victimes de l’érosion de la biodiversité et tous sont d’accord pour enclencher une véritable transition écologique, mais à condition d’être véritablement accompagnés par des politiques publiques ambitieuses », insiste-t-elle. Or, pour le moment, peut-on lire dans les conclusions de son enquête, le soutien aux agriculteurs est « discontinu, mal ciblé et très insuffisant pour inciter efficacement les agriculteurs au changement de pratiques ».


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