Déchirement, impuissance, colère, tristesse, effondrement, résignation, toutes les couleurs du deuil se recouvrent dans le spectacle Requiem(s), d’Angelin Preljocaj. Ce vrac émotionnel est emporté dans un tourniquet de danses qui montent et descendent, pirouettent et girouettent, s’affolent et se figent. Et c’est la rage du vivant qui, heureusement, prend le dessus dans le show final rock hurleur et bondissant de cette pièce magistrale de lamentation qui rafle la mise depuis le 23 mai, à La Villette, à Paris.
Le thème de la mort bouleverse nombre de spectacles de théâtre et de danse depuis quelques années. Pour la première fois en quarante ans de travail et soixante créations, Angelin Preljocaj, personnalité phare de la scène contemporaine depuis les années 1980 et plus que jamais en tête de pont, s’attaque à ce motif délicat et complexe. En 2023, il a perdu son père et sa mère, ainsi que des amis, et éprouvé le besoin de formaliser cette épreuve si particulière de la séparation ultime. Entre ritualisation et théâtralité, Preljocaj, directeur du Centre chorégraphique national d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), réussit un grand et très beau ballet pour dix-neuf interprètes avec des dénivellations chorégraphiques et musicales – rien moins qu’une vingtaine de morceaux variés – qui ne nous lâchent pas en route.
De la naissance au royaume des morts, du cocon au cercueil, de la nudité originelle à celle du cadavre, Requiem(s) offre une traversée de la vie où l’individuel et le collectif se tiennent la main. Sur le Requiem de Ligeti ou le Lacrimosa de Mozart, la solitude s’efface dans des duos superbes, très nombreux, se dissout en groupes effervescents, s’envole dans des mouvements de foule qui courent et tracent. La construction globale de la pièce entretient une ébullition permanente, distribuant les entrées et les sorties. Les lumières, signées par Eric Soyer, badigeonnent le plateau de bas en haut comme un rouleau de peinture, lorsqu’elles n’encerclent pas d’obscurité les personnages en noir et blanc de cette prière qui ne dit pas son nom. La nuit gagne toujours, même zébrée d’éclairs.
Sujet périlleux
Le paradoxe de cette pièce, qui relève le défi d’un sujet périlleux revu en grand format spectaculaire, réside dans la façon dont le tremblement existentiel qu’entraîne la disparition de ceux qu’on aime se retrouve, en quelque sorte, lissé, calmé par l’écriture limpide d’Angelin Preljocaj. Elle tamise les crispations physiques et mentales de ceux qui restent dans des faisceaux de lignes nettes dont les segments, si nerveusement articulés soient-ils, restent précis. Si le vocabulaire de ce passionné du geste se renouvelle encore et s’assouplit en même temps que son sens de l’espace se déploie, son goût de la géométrie éclate. Compositions en triangles, cercles enchevêtrés, les scènes de groupes, souvent à l’unisson, jettent des paillettes optiques.
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