Les insectes, cette multitude grouillante, rampante, nageante et volante, seraient donc des êtres sensibles, capables de ressentir douleur et plaisir, et d’avoir une forme de conscience minimale de soi ? C’est ce que suggèrent des travaux conduits au cours de la dernière décennie, qui en donnent de nombreux indices. Ils ont par exemple montré que des bourdons peuvent faire rouler des billes apparemment pour le seul plaisir du jeu, ou que le sommeil des mouches drosophiles est perturbé lorsqu’on les isole de leurs congénères. Ces observations troublantes s’ajoutent à des preuves toujours plus solides de la capacité des vertébrés à accéder à une expérience consciente.
L’accumulation de ces résultats a conduit des philosophes et des experts du domaine à publier le 19 avril une « déclaration de New York sur la conscience animale », signée depuis par 287 chercheurs, qui appelle à les prendre en compte dans la façon dont nous traitons les animaux, que ce soit dans un contexte de recherche expérimentale ou d’élevage. Elle va au-delà de la déclaration de Cambridge (2012), selon laquelle on pouvait déjà affirmer « sans équivoque » que « les humains ne sont pas les seuls à posséder les substrats neurologiques qui génèrent la conscience ».
Jonathan Birch (London School of Economics), qui fait partie des trois philosophes à l’origine de cette initiative, rappelle que la thématique du bien-être des animaux n’est pas nouvelle : elle était déjà abordée par Jeremy Bentham (1748-1832), pour qui la question n’était pas « Peuvent-ils raisonner ou peuvent-ils parler ? », mais « Peuvent-ils souffrir ? » « Depuis une décennie, une vaste gamme d’animaux a été étudiée sous ce rapport, et nous voulions créer un point de référence, avec des chercheurs du domaine, pour affirmer que c’est un sujet sur lequel philosophes et scientifiques travaillent ensemble et progressent », dit-il.
La déclaration, très courte, mais assortie de riches annexes, rappelle d’abord que l’attribution d’une expérience consciente aux mammifères et aux oiseaux bénéficie déjà d’un « solide appui scientifique ». « Nous nous concentrons sur ce que les philosophes appellent la conscience phénoménale, précise Jonathan Birch. Elle recouvre la couche de base de conscience, la plus fondamentale, la plus élémentaire et la plus ancienne du point de vue de l’évolution, en ce sens qu’il ne s’agit que d’une expérience subjective, des sens et des émotions. »
« Le monde sensible est extrêmement vaste »
Les signataires estiment que des preuves empiriques de cette forme d’expérience consciente s’appliquent aussi à de nombreux invertébrés, « y compris, au minimum, les mollusques céphalopodes, les crustacés décapodes [écrevisses, homards, crabes, crevettes…] et les insectes », des données « qu’il serait irresponsable d’ignorer », insistent-ils. Alors que l’éthique du bien-être animal et ses traductions réglementaires ont été principalement pensées à partir des animaux qui nous étaient les plus proches – primates non humains et autres mammifères –, la déclaration de New York invite à parcourir le chemin inverse, en partant d’animaux qui nous sont bien plus éloignés. « L’idée que les insectes aient des droits ou que nous ayons des devoirs envers eux est incroyablement confuse et difficile à comprendre, reconnaît le philosophe britannique. Mais les résultats scientifiques révèlent que le monde sensible est extrêmement vaste, et il importe que nous ayons une discussion sur les concepts les plus appropriés pour le penser. »
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